Pouvez-vous nous parler de la genèse du film ?
Entre Steak et Rubber, j’ai travaillé, pendant presque un an, sur le scénario d’un film qui s’intitule Réalité, un projet compliqué à monter. Alors entre-temps, on s’est dit, avec mon producteur, qu’on pourrait faire un film «express», à petit budget. Le personnage principal de Réalité est un réalisateur qui essaie de faire un film de science-fiction sur une invasion de cubes transparents. Je me suis dit : pourquoi ne pas faire ce film-là. Après quelques essais en images de synthèse, je me suis rendu compte que filmer du vide pour ensuite ajouter numériquement des éléments en post-production n’était pas vraiment mon truc. J’aime bien filmer du concret, de la vraie bêtise matérielle. Je pars souvent d’une vision, d’une pure expression visuelle. Depuis le début, je pensais à la possibilité de créer une tension avec un pneu qui roule lentement, qui recule et qui s’approche.
Il est vrai que la lenteur ajoute à l’inquiétude, un peucomme dans les films de fantômes japonais…
On pourrait imaginer une version de Rubber avec un pneu qui roule à toute allure, qui au lieu de vibrer et de faire exploser les objets, leur fonce dessus. Au contraire, le choix d’une mise en scène photographique, le choix de la lenteur, ont été une façon de ne pas s’engouffrer dans ce créneau de cinéma Z qui ne m’intéresse pas du tout.
Quelle est votre méthode de travail ?
Le point de départ du film, c’est avant tout une discussion de production. Je suis assez impatient et n’aime pas trop réfléchir avant de réaliser un projet. Steak, j’en suis très content, mais son tournage a été un moment ennuyeux car beaucoup trop lent. Le scénario de Rubber a été écrit il y a un an, en un mois. Tout est allé très vite. Ça ressemble un peu à ma manière de faire de la musique : quand je fais un morceau que j’estime bon, c’est un moment qui prend une heure grand maximum. Le film a été tourné en 14 jours, et finalement nous n’avons fait que tourner, en équipe réduite. En étant derrière cet appareil photo, j’ai retrouvé les sensations que j’avais quand je filmais à l’adolescence.
C’est la raison pour laquelle le film a été tourné avec un appareil photo numérique, pour retrouver un rapport plus direct à la fabrication ?
La caméra 35mm est un objet mort. Dès qu’on veut changer une optique, il faut appeler quelqu’un. Comme par magie, pendant que je préparais le film, un ami m’a parlé de cet appareil muni d’une fonction vidéo de très grande qualité. Comme l’appareil n’est pas cher, je l’ai acheté. J’ai immédiatement fait des essais en Corse, avec un pneu qui roule dans le coucher de soleil. Le résultat était étonnant.
Est-ce que votre expérience dans la musique vous a été utile ?
Bien sûr. Je profite de la technologie en musique depuis une quinzaine d’années. Auparavant je travaillais avec un matériel analogique qui est un peu ce que le 35mm est au cinéma : des machines fragiles, avec des règles strictes. L’apparition du numérique en musique a apporté une plus grande liberté et autonomie aux artistes. J’ai vécu la
même chose sur Rubber.
Comment ont été fait les trucages ? Ils sont numériques ou mécaniques ?
Les trucages du pneu sont entièrement mécaniques. Le pneu est télécommandé. Mais il y a des plans où tout simplement il est manipulé à la main, bord cadre. Pour les animaux, on a fait exploser des baudruches avec de l’air comprimé, à l’ancienne. On a fait la même chose pour les humains, mais c’était moins convaincant, si bien qu’il a fallu les retoucher en postproduction numérique, mais en prenant soin de garder ces effets mécaniques. Avant le tournage, j’ai regardé beaucoup de films où des têtes explosent, de Méliès à Cronenberg. J’ai constaté que quand ce genre de choses est trop bien fait, par exemple dans Planet Terror, avec ses effets spéciaux numériques assez renversants, c’est tellement bien fait que je n’y crois plus. Alors que ce vieil effet plan sur plan a toujours quelque chose de réel qui me plaît. Mais l’enjeu le plus important consistait à faire vivre ce pneu aux yeux du spectateur, chose qui se joue dans les 15 premières minutes.
Comment vous y êtes-vous pris ?
La gageure consistait à donner vie à l’objet le plus mort qui soit. J’adore Wall-E, mais c’est un robot qui a des yeux, une bouche. On est dans une dimension anthropomorphique. Moi, je voulais une expression brute. Mon pneu est un lointain cousin de Flat Eric en un sens. Ce sont les mêmes marionnettes, les mêmes codes, la même expression autiste. Mais c’est encore plus délicat puisque cette créature n’a pas de visage, pas de bras. Je ne voulais pas faire un pneu en images de synthèse. Pour moi c’était un contresens. Il fallait qu’on reste dans la matière, pas que ça ressemble à une publicité Michelin. En faisant la netteté sur les crampons par exemple, avec le reste dans le flou, on est vraiment dans la matière, ce qui n’a aucun intérêt en images de synthèse.
Il y a une belle idée de récit qui est d’assister à sa naissance, au fait qu’il découvre ses propres capacités. Cela contribue à la croyance du spectateur.
Oui, l’installation est cruciale. J’ai compris dès le début que, avant de raconter l’histoire proprement dite, il fallait prouver qu’il était vivant, le faire accepter au spectateur. Le danger, c’était qu’on pense sans arrêt aux artifices qui permettent de le faire bouger. Il y avait un langage à créer, qui a trait aux cadres, au découpage, à la mise en scène. Trouver le langage, c’est trouver une logique à suivre dans le découpage pour brouiller les pistes du spectateur. On est habitué à voir des trucages géniaux au cinéma. On ne peut pas se contenter d’une main hors-champ qui bouge le pneu. Les gens ne sont pas idiots, ils sentiraient immédiatement l’artifice. Il fallait donc le montrer à plusieurs reprises évoluant tout seul dans le plan, aller vaguement à gauche et vaguement à droite, puis s’arrêter avant de redémarrer. C’est ainsi qu’on croit à son autonomie.
Il y a cette très belle scène de miroir aussi, qui lui donne une identité.
Donner une personnalité à ce pneu, des émotions, une mémoire était primordial. Au départ, cette scène du miroir était juste un moment où il découvrait son aspect physique. Au montage, quand je suis arrivé à cette scène, l’idée qu’il se remémore son passé et remonte le fil de son existence s’est imposée comme une évidence.
D’autant que cette scène advient juste après la noyade, qui, avec d’autres, est ambigüe.
J’aime beaucoup cette ambigüité. Peut-être qu’on ne le remarque pas mais il y a une seule personne qui voit le pneu vivant dans le film, c’est l’enfant. J’adore l’hypothèse que ce qu’on voit n’existe pas.
Justement, qu’est-ce qui vous intéressait dans cette mise en abyme avec les spectateurs ?
Je voulais créer une sorte de tourbillon. J’aime bien le côté aberrant d’un pneu agressif qui tue des gens et se déplace, mais il y a quelque chose qui, intellectuellement, n’est pas suffisant. J’ai essayé de mettre en place un petit théâtre de l’absurde où ce qui est en train de se passer n’arrive pas réellement. J’adore cette sorte de confrontation avec le « non réel », questionner la réalité. La présence des spectateurs à l’intérieur du film va dans ce sens. Comme l’idée de ce film vient d’un enjeu de production et de mon envie de pirater les méthodes du cinéma, le film est aussi la métaphore de cela. Sinon je faisais un simple film de genre.
Néanmoins, on retrouve dans l’arrivée de ce pneu quelque chose qui existe typiquement dans le film de genre, tels Le Blob : un élément purement gratuit et pulsionnel, sans intention psychologique.
Effectivement. J’ai été beaucoup spectateur de ce type de films, mais je les regarde de moins en moins. Pour moi, la vraie série B est emprunte de naïveté, de sincérité. Les séries B d’aujourd’hui font semblant, sont souvent cyniques. Et j’ai peur qu’en faisant une simple série B, je tombe moi aussi dans ce travers. Ce n’est pas tant la mise en abyme qui m’intéressait que l’idée que les films sont généralement conçus pour un spectateur passif. Tout est clairement décrit, expliqué. C’est la raison pour laquelle on trouve les films de David Lynch si bizarres. Alors qu’en fait David Lynch a juste un esprit, il fait des films comme il l’entend. Personnellement, j’aime bien ne pas comprendre. Et cette idée que les spectateurs du film se retrouvent à regarder un truc qu’ils ne peuvent voir qu’en faisant des efforts colossaux m’amuse beaucoup. L’intégration de spectateurs dans le film m’a poussé à écrire cette scène où le flic explique aux autres que ce qu’ils croient vivre n’existe pas.
Les comédiens sont peu connus et certains sont incroyables, je pense à l’acteur sur la chaise roulante ou à Stephen Spinella, le personnage du flic.
Malgré l’absurdité du scénario, le vide qui entoure le film, ils ont fait un travail remarquable. C’est la grande qualité aux Etats-Unis : avant d’avoir envie de filmer des grosses voitures américaines, la lumière de Los Angeles ou des paysages, il y a ces comédiens extraordinaires. On croit que n’importe quel barman ou chauffeur de taxi est capable d’être comédien là-bas, mais ils sont surtout très travailleurs. Stephen Spinella, qui dit ce monologue au début du film, avait étudié plusieurs possibilités, avait répété seul devant sa glace.
Ce qui est beau, c’est que ni dans le texte, ni dans la manière de le jouer, il n’y a le moindre second degré. Tout le monde est extrêmement sérieux.
Globalement, tout le monde avait interprété le monologue du début de façon ironique. Je m’en suis aperçu notamment dans l’interprétation qu’en avaient les comédiens lors des castings. Stephen Spinella a trouvé ce truc qui est dur à formuler quand on sort de l’écriture, cette sorte d’humour à froid, clinique. C’est lui qui a trouvé ce ton qui fait qu’à aucun moment il ne dérape, ni ne nous laisse entendre que c’est une blague. Je n’aime pas beaucoup les comédiens qui sont convaincus qu’ils sont drôles.
On ne sait pas s’il faut rire ou être horrifié par les têtes qui explosent. Vous ne livrez jamais les clés de lecture du film.
Utiliser les codes des films d’horreur et des comédies, puis en faire une sorte de magma, ça ne m’intéresse pas. Quand je fais un film j’essaie d’oublier ceux que j’ai vus, même si parfois, fatalement, ça ressort. Impossible de ne pas penser à Scanners de Cronenberg quand on filme des têtes qui explosent. C’est un des chocs de mon adolescence. Aujourd’hui quand je le revois, j’aime beaucoup les scènes avec les types qui se regardent en face à face, qui se crispent jusqu’à ce qu’il y en ait un qui explose. C’est quasiment des scènes pornos. Dans l’idéal, je ne veux pas avoir à me servir des autres films. Cela peut paraître prétentieux, mais en réalité c’est une posture plutôt humble. Je pars de zéro, je me vois comme un homme préhistorique qui invente des choses, même si nforcément je ne peux ignorer mes références. Mais dès que je fabrique un plan, une scène, j’ai le sentiment de l’inventer.
Est-ce que vous vous posez la question de l’émotion ou pas du tout ?
Pour Rubber, les seules questions d’émotion, c’était d’arriver à se projeter dans l’esprit du pneu. C’est pour cela qu’il se regarde dans le miroir. Mais je ne me suis pas posé des questions d’émotion du côté humain. Un personnage qui s’énerve à l’écran, ça m’embarrasse.
Comment dirigez-vous les comédiens ? Vous leur donnez des intentions ?
Il y a des intentions qui sont plutôt de l’ordre de l’abstrait, qui vont dans le sens du film mais pas dans le sens de l’humain. Ce sont des personnages qui existent uniquement le temps du plan. Il n’y a pas du tout l’idée qu’ils existaient avant et après, dans le hors-champ. C’est cela qui donne ce climat un peu étrange. Quand on est un bon chef d’orchestre, on peut embarquer les gens à jouer quelque chose même si c’est dissonant. On leur fait dérégler leurs violons, sortir de ce qu’ils ont l’habitude de faire. Du coup tout le monde est content de jouer un morceau dissonant.
Pourquoi, à la fin, avez-vous ajouté une communauté à ce pneu d’origine ?
Quelques jours avant la fin du tournage, je n’avais pas encore de fin, juste la fusillade et la réincarnation, mais ce n’était pas suffisant. Comme je ne raconte pas l’accomplissement d’un personnage par rapport à une action donnée, trouver un moyen de finir ressemble à un cassetête. Et parfois il ne faut pas forcément chercher la logique. Le meilleur film de Buñuel se termine par un plan sur une autruche. C’est formidable. L’idée, c’est qu’en se transformant en tricycle, il est devenu encore plus fort, c’est comme si on annonçait Rubber 2. Il fédère une armée, j’aime bien ça.
Buñuel a été une forte influence ?
Oui, beaucoup. J’ai énormément vu ses films. Mais j’adore aussi certains films de Blake Edwards comme 10 ou S.O.B. Ou encore le Blier des débuts, Buffet Froid notamment. De manière générale, j’aime beaucoup les artistes qui fonctionnent à partir d’une forme d’inconscient.