Aussi poétique qu’angoissant, Phenomena fait vraiment figure d’œuvre à part dans la filmographie de Dario Argento, avec cette aura particulière de mélancolie douce-amère qui émane de chacun de ses plans… A mi-chemin entre le giallo de la trilogie « Animalière » et le surréalisme onirique des « Trois Mères », Phenomena s’apparente à un conte merveilleux sur l’éclosion de jeunes filles en fleurs jusqu’alors en quête d’identité. Délaissant la sur-esthétisation hallucinée d’un Suspiria ou d’un Inferno pour une désaturation très contrastée, le plus célèbre des réalisateurs Italiens revient ici à quelque chose de plus sobre, de plus subtil aussi, mais sans pour autant négliger son inclinaison naturelle à la théâtralisation des images. Si Phenomena demeure incontestablement une œuvre de toute beauté, quoique d’une relative simplicité graphique si l’on tient compte de qui l’a réalisée, il faut bien reconnaitre que ses quelques longueurs assassines et son final pour le moins décevant font légèrement retomber l’intérêt du film et laisse la désagréable impression que le cinéaste a fini par se perdre dans ses obsessions.
Ainsi l’univers de Phenomena contient-il de multiples éléments provenant directement du genre merveilleux. Tout d’abord, l’archétype de la jeune fille livrée à elle-même, sensible et intelligente mais rejetée par ses pairs, et qui se découvre un don extraordinaire qu’elle n’apprendra à maîtriser qu’au fur et à mesure que l’histoire avance, dans une sorte de rite initiatique. Interprétée par une Jennifer Connelly (Requiem For A Dream, Un Homme d’Exception) aux traits encore enfantins et arborant une frimousse d’une fraîcheur absolument craquante, le personnage central de Jennifer est pour ainsi dire le pivot de l’histoire du film ; lequel doit beaucoup de sa consistance à l’interprétation remarquable de la jeune actrice qui débutait à peine dans le métier. Pour ce qui est des éléments merveilleux, on peut également citer le personnage à part entière des insectes, alliés inattendus de l’héroïne, omniprésents dans l’intrigue de Phenomena et se présentant comme le chemin ultime vers la vérité ; ainsi que l’énorme bâtisse que constitue l’Institut Richard Wagner, forteresse réputée imprenable au cœur de laquelle réussit pourtant à s’infiltrer le visage de la Mort personnifiée. Le vieux docteur (incarné par un Donald Pleasance sous-exploité) qui recueille la jeune fille et lui révèle sa véritable nature peut faire penser à la figure du patriarche ou du vieux magicien isolés dans leur tour d’ivoire qui peuplent les contes de notre enfance. Difficile d’en citer davantage sans spoiler, mais sachez que le film fourmille de détails de ce genre qui visent à lui conférer un caractère allégorique particulièrement bien géré.
Du coup, l’on pourrait légitimement s’attendre à une esthétique elle aussi « merveilleuse », fantasmagorique, digne d’un film-trip dont seul Argento a le secret mais, curieusement, ce n’est pas le cas avec Phenomena. Le réalisateur prend le parti de faire évoluer son intrigue dans les règles de l’art d’un genre qui a contribué à bâtir sa réputation : le giallo. Ici, point d’effets de saturation qui en jettent ou de décors à l’architecture alambiquée, l’esthétique du film reste très simple pour se concentrer au maximum sur l’histoire et les personnages ; bien que l’on retrouve comme toujours la précision extrême d’une mise en scène systématisée au possible et régie par un souci du détail à la limite de la maniaquerie. On retrouve donc à plusieurs reprises l’adoption du point de vue subjectif de l’assassin caractéristique du giallo, ainsi que la focalisation sur l’arme du crime comme artefact unique du personnage de l’assassin dont l’apparence nous sera masquée jusqu’au dénouement final, ainsi qu’un certain penchant pour le grand guignol lors de mises à mort plutôt intéressantes à défaut d’être vraiment originales. Enfin, les décors naturels de Suisse sont absolument fabuleux : montagnes imposantes, collines verdoyantes, lacs bleu turquoise d’une limpidité à tomber à la renverse, etc. ; mais outre leur indéniable beauté, ces lieux abritent également en eux une sorte de magnétisme tout aussi fascinant qu’inquiétant, une aura mystérieuse qui donne au spectateur la sensation étrange que quelque chose de terrible est sur le point de se produire au cœur de ce paradis terrestre.
Tiens, d’ailleurs, parlons-en du dénouement final… Malheureusement, la fin du film semble avoir été atrocement bâclée, comme si Dario Argento lui-même ne savait pas vraiment où il voulait en venir. La résolution du mystère arrive dans l’histoire comme un cheveu sur la soupe et l’on peut se demander à juste titre l’intérêt que trouvent les personnages à agir de la sorte. En bref, la fin tombe un peu de nulle part et s’enfonce même un peu plus dans la médiocrité de par l’utilisation d’effets spéciaux plus ridicules qu’effrayants et qui font davantage penser à Braindead de Peter Jackson qu’à La Malédiction de Richard Donner. Seule la scène désormais devenue culte de la chute de Jennifer dans le « magma de la mort » vaut vraiment le détour tant elle demeure mentalement éprouvante pour le spectateur et superbement retranscrite à l’écran par une mise en scène atteignant des sommets de crédibilité. Insectophobes s’abstenir…
Enfin, le point fort de Phenomena reste sa bande-sonore endiablée, véritable célébration des années 80. La musique tient une telle place dans les œuvres du cinéaste qu’elle finit par produire une sorte d’effet d’attente auprès des cinéphiles Argentesques qui savent très bien que quelle que soit la qualité du film, la musique sera mémorable. Pour Phenomena, Argento ne se prive de rien et emprunte des chansons à des artistes de heavy metal de renommée mondiale tels que Iron Maiden et Motörhead, ou encore l’ex-Rolling Stones Billy Wyman. Le film tout entier est donc rythmé par de bon gros riffs bien nerveux de guitare électrique à l’ancienne qui collent parfaitement aux images pour un effet particulièrement jouissif pour les oreilles. Sans oublier bien sûr le thème principal absolument magnifique des Goblin, savant alliage de voix lyrique et de rythmes électro-rock, que je placerais pour ma part au même niveau que celui de Suspiria.
Phenomena est donc un curieux croisement entre le giallo réaliste et le conte merveilleux, où le surnaturel surgit des évènements du quotidien les plus banals, sur fond d’ode poétique à l’adolescence et rythmé par une bande-son exceptionnelle. Malgré un final un peu limite qui en décevra plus d’un, Phenomena reste un excellent divertissement qui, sans toutefois parvenir à s’élever au rang de chef-d’œuvre ultime, ravira les fans d’Argento ainsi que les amateurs de cinéma poético-fantastique.
Par Emmanuelle Ignacchiti