Nanti d’un pitch délirant, vendu comme un objet filmique non identifié, Rubber avait fort à faire pour convaincre le spectateur, déjà rompu aux effets d’annonce fracassants sur la prétendue originalité de soit-disant films cultes instantanés. Fort heureusement, le film de Quentin Dupieux remplie aisément son contrat, et propose même davantage… Premier aspect frappant : la beauté des images. Dupieux a tourné avec un appareil photo dans un coin aride des Etats-Unis. Le cinéaste a particulièrement soigné sa lumière, ses mouvements de caméras, composé des cadres magnifiques. Visuellement, le film a de la gueule ! Pour ne rien gâcher, le réalisateur de Steak a fait appel à un panel de trognes américaines de seconde zone pour camper ses personnages. Le résultat se montre tout à la fois d’une simplicité et d’une cohérence surprenantes.
Gore et burlesque
L’amateur de bizarreries pelliculées en aura pour son argent, la trame du “pneu serial-killeur” est respectée au pied de la lettre. Que ce soit le premier contact au sein d’une décharge poussiéreuse, le retour à la “vie” progressif, tel un éclopé qui se remet peu à peu à marcher, le rapport au monde extérieur : les détritus, les espèces animales et humaines… Le cinéaste parvient par petites touches à doter son “protagoniste” principal d’une humanité surprenante : des mouvements insignifiants devant un miroir, un recul devant un obstacle… C’est finalement lorsque le don télékinésique du bout de caoutchouc se révèle que le film bascule réellement vers le fantastique pur, voire vers l’hommage au Cronenberg de Scanners, les (nombreuses) explosions de crânes riches en gerbes de sang comprises…
Du gore, Rubber en dégouline, mais Dupieux ajoute à sa démarche une approche originale et décalée, un ton burlesque déjà présent dans son Steak, avec Eric et Ramzy. Dans Rubber, rien de choquant à voir une voiture de police slalomer entre des chaises pour toutes les dégommer, ni de constater que le Shérif y voyage dans le coffre du véhicule, encore moins de découvrir une bande de spectateurs à jumelles, dévorer une pauvre volaille comme des cannibales affamés… Cet aspect décalé du film l’écarte de la sombre zèderie qu’une telle histoire pouvait laisser craindre, et en constitue l’un des principaux atouts, conférant au projet un niveau de lecture inattendu.
Un miroir du spectateur
En parallèle à son périple fantastico-gore, Rubber propose une étonnante mise en abîme du cinéma et du film lui-même. N’hésitant pas à triturer son propre matériau de l’intérieur, le cinéaste fait intervenir, suite à un premier monologue absolument anthologique face caméra d’un de ses personnages principaux, un panel de personnages/spectateurs venus voir le même film que le spectateur de cinéma. Doté de jumelles, le groupe constitue un espace décalé du film dans le film, une autre dimension, qui suit les pérégrinations meurtrières du pneu et n’hésite pas à commenter l’action, figurant en miroir la condition du spectateur (pas épargné par les commentaires…).
Au fur et à mesure de la progression du récit, ces personnages vont passer du statut de spectateurs à celui d’acteurs, pénétrant la fiction et intervenant sur l’action en cours. Ce triturage de la matière même du film culmine dans une scène au cours de laquelle les principaux protagonistes deviennent à leur tour spectateurs, à l’occasion d’un guet-apens irrésistible et totalement non-sensique, pour liquider le pneu.
A n’en pas douter, le statut de “film culte”, terme largement galvaudé s’il en est, sied à merveille à Rubber, qui marque la rétine par sa poésie (si si, il y en a…), son originalité et sa simplicité (dans le bon sens du terme) assumées, n’hésitant pas au final à faire un magnifique bras d’honneur au cinéma Mainstream d’Hollywood. Quand les Monthy Pythons convoquent David Lynch, Hollywood n’a qu’à bien se tenir, il va en prendre plein la gueule !
Par Nicolas Mouchel