Bangkok est le théâtre d’une série de meurtres terrifiants, dont les victimes sont à chaque fois retrouvées dans des valises rouges. La police, impuissante, décide alors d’engager un ex-tueur à gages aujourd’hui emprisonné pour retrouver l’auteur de ces crimes. Entre l’ancien assassin professionnel et le tueur en série, le face-à-face va devenir inévitable…
Ultra-glauque, violent, dérangeant et parfois même réellement bouleversant, Slice (« tranche » en français… hum, y a comme une odeur de boucherie dans l’air !), le nouveau film de Kongkiat Khomsiri (Art Of The Devil 2 ; Boxers) est un thriller psychologique d’une noirceur absolue qui parvient à s’élever grâce à son intrigue tortueuse à souhait qui s’inscrit au cœur d’une histoire parfaitement sordide digne d’un Se7en à la sauce thaï.
En effet, Slice bénéficie d’un scénario de très bonne facture qui aime à nous amener jusqu’aux limites de l’insoutenable. Ici, point d’effets gore outranciers comme dans Art Of The Devil 2 (bien que le rouge reste une couleur prédominante à l’écran) ; l’horreur, davantage axée sur la suggestivité, réside plutôt dans l’ignominie des situations qui nous sont données à voir, et qui par ailleurs ne manqueront pas de toucher les plus sensibles d’entre nous. A aucun moment le film n’hésite à aller jusqu’au bout de son exploration viscérale de sujets encore très sensibles tels que, entre autres, la pédophilie, l’inceste et la prostitution. Sans en faire des tonnes ni s’enfoncer dans un pathos qui serait fort malvenu, Slice ne nous épargne rien en nous mettant face aux instincts les plus sombres de l’être humain, dans un mouvement crescendo qui semble ne jamais avoir de fin. La violence est de fait omniprésente dans le métrage, que ce soit par l’intermédiaire des meurtres barbares ou des comportements à fleur de peau des divers personnages, et se trouve parfois être l’objet d’une esthétisation efficace et déconcertante même si pas toujours bien maîtrisée.
L’autre point fort de Slice réside dans la beauté graphique de ses images. Le fort impact visuel du film est en grande partie dû au soin apporté à la photographie, et notamment au travail d’étalonnage qui lui confère son ambiance « polymorphe » si spéciale. En effet, la prévalence à l’image des tons de bleu, rose, orange et rouge vise à reproduire l’atmosphère colorée et lumineuse des néons de la ville, tandis que les nuances verdâtres et ternes ainsi que les jeux d’ombres et de lumière nous plongent au contraire au cœur des bas-fonds de Pattaya, avec ses quartiers mal famés régulés par le marché du sexe et le trafic d’enfants. Les personnages évoluent sans cesse en harmonie avec ces tonalités très présentes mais jamais racoleuses, et font pour ainsi dire partie intégrante du décor en se fondant à l’ambiance spécifique de chaque séquence. Une scène en particulier, celle du carnage au club d’échangisme, se distingue des autres de par son traitement formel absolument remarquable : les mouvements de caméra, le jeu sur les couleurs, les effets de saccades et de ralentis ainsi que la musique qui l’accompagne, de même que le style spectaculaire de la mise en scène, font de cette séquence un véritable éblouissement pour les yeux.
Autre particularité de Slice : sa structure narrative. Deux temporalités bien différentes mais d’égale importance se construisent alternativement au fil de l’intrigue : les souvenirs de l’enfance de Taï, le héros du film (Arak Amornsupasiri, jusqu’à présent connu pour ses rôles de beaux gosses rêveurs dans des dramas thaïlandais) et le présent de l’investigation. La narration opère donc un va-et-vient continuel entre ces deux périodes, chaque souvenir retrouvé de Taï le rapprochant un peu plus de la résolution de l’enquête. Si le film traite un peu superficiellement la dimension psychologique de son personnage principal, présenté comme torturé par un passé que l’on devine bien chargé, elle n’hésite pas pour autant à s’attarder sur certains détails en apparence anodins qui constituent les réminiscences sporadiques de Taï. De cette manière, le film semble vouloir démontrer que la résonnance des évènements passés contamine inéluctablement le présent de chacun d’entre nous, quand bien même ce passé serait enfoui très profondément au cœur d’une mémoire devenue sélective plus par nécessité que par choix délibéré. Une sorte de théorie de l’Effet Papillon revisitée en somme, qui laisse cependant entrevoir bien peu d’espoir quant à la perspective de reconstruction d’un être que la vie se serait acharnée à briser.
Cette idée pour le moins intéressante constitue hélas l’une des failles principales du film, je veux parler de sa tendance regrettable à l’accumulation qui peut parfois donner l’impression que l’auteur de l’oeuvre originale, Wisit Sasanatieng, a voulu tenter l’expérience d’aller le plus loin possible dans le glauque et la mauvaise fortune. En effet, le fait est qu’au fil de l’histoire, les personnages sont de plus en plus malmenés par le destin et les circonstances qui s’ensuivent s’avèrent toujours pires que les précédentes. Trop de malheur tue le malheur, et c’est bien dommage car le spectateur a tôt fait de s’habituer à voir les protagonistes endurer les pires souffrances comme s’ils étaient soumis à la damnation éternelle. Ces situations comportent certes l’avantage de susciter un très fort sentiment d’empathie envers les deux héros du film mais aussi de dépeindre avec beaucoup de sincérité une certaine réalité vécue par une partie de la population thaïlandaise, mais à trop grandes doses elles finissent par émousser la sensibilité du spectateur qui n’est plus autant concerné par le sort des personnages à la fin du film qu’il ne l’était au tout début. Slice ne cherche pas pour autant à faire pleurer dans les chaumières, mais plutôt à provoquer un sentiment de terreur pure à l’idée que des actes d’une telle cruauté puissent vraiment exister dans la réalité. D’ailleurs, les meurtres mis en scène sont également très impressionnants de par leur côté spectaculaire, et tous plus ignobles les uns que les autres afin de produire une ambiance aussi malsaine que possible. Ces procédés quelque peu maladroits ne rendent pas particulièrement service au film, de même que certains choix d’effets sur l’image (flous, ralentis, saccades ; surtout au début du film) qui décrédibilisent plus l’action qu’ils ne la subliment. Mais, fort heureusement, ces quelques maladresses sont minoritaires dans Slice, qui affiche une volonté plus qu’évidente de mettre en valeur ses partis-pris artistiques avec beaucoup de finesse. On saluera d’ailleurs l’élégance du générique de début, magnifiquement esthétisé et soutenu par une bande-son envoûtante (et laissant d’ores et déjà présager l’aspect profondément dramatique, voire même tragique du film) ; simple, astucieux et visuellement du plus bel effet.
Slice est donc à considérer comme un très bon thriller esthétiquement très réussi et somme toute assez perturbant, qui certes ne fait pas dans la demi-mesure mais c’est tant mieux, car cela faisait bien longtemps que l’on attendait un vrai film noir qui n’a pas froid aux yeux. Agrémenté de scènes aussi mémorables que douloureuses, Slice vaut incontestablement le détour mais ne se destine pas vraiment à tous les publics. Pour les habitués, il sera simplement perçu comme supérieur à la production cinématographique habituelle dans le genre, pour les autres… Mieux vaut avoir l’estomac bien accroché !
Par Emmanuelle Ignacchiti