Durant des années, Mario Bava fut un peu notre Arlésienne : nous en entendions régulièrement parler, mais nous ne le connaissions pas. Plus que cela, nous ne nous résolvions pas à nous lancer dans le visionnage de ses films. Il y a comme ça des auteurs si classiques qu’on les néglige impudemment. Peut-être que l’omniprésence de leur spectre nous étouffe un peu, tout en nous donnant la sensation que partir à la découverte de leur œuvre sera s’abaisser à une sorte de tourisme de masse.
Jusqu’au jour où, levés du bon pied, nous nous disons que nous verrions bien au moins l’un de ses films. Mais un seul, pas plus, parce que faut pas déconner non plus ! Parce que ça a l’air vaguement désuet, ça a l’air d’avoir mal vieilli, autrement dit ça a l’air chiant. En voir donc un, et un seul, histoire de pouvoir dire, enfin, que, oui, nous le connaissons ce Mario Bava. Mais six mois plus tard, nous dirigeons le regard vers notre vidéothèque, pour contempler la vingtaine de ses titres en DVD & Blu-Ray que nous avons sagement accumulés, et rangés à côté de deux biographies et de quelques revues parlant du bonhomme que nous avons réussi à nous procurer. Et là, nous mesurons que le visionnage des films de Mario Bava a joliment ponctué notre existence depuis l’été dernier. Pour notre plus grand bonheur.
Rendons cependant à César ce qui appartient à César : c’est grâce au critique de cinéma Jean-Baptiste Thoret que nous avons vraiment voulu creuser dans la filmographie de Bava. Déjà parce qu’il vient d’éditer une sublime version de Six femmes pour l’assassin, dans sa collection Make my Day. Ensuite parce que la vidéo de sa présentation de La Baie sanglante au Centre des arts d’Enghien en 2014 (à voir sur Youtube) nous a fait changer de regard sur ce film, a éduqué même carrément ce regard. Au départ, nous n’avions pas aimé ce film, maintenant, nous l’adorons. Jean-Baptiste Thoret, enfin, nous a aidés à percevoir l’immense talent, la richesse, la folie, d’un réalisateur qui cache humblement son jeu.
Alors, concrètement, pourquoi s’intéresser à Mario Bava aujourd’hui ?
Parce que la Cinémathèque de Paris va lui consacrer une nouvelle rétrospective durant l’été 2019 ? En partie. Parce que de nombreuses rééditions de ses films, sublimement remastérisés, sortent actuellement en DVD & Blu-Ray (Six femmes pour l’assassin chez Studio Canal dans la collection Make my Day, Le Corps et le Fouet puis La Baie sanglante chez ESC, La Planète des Vampires chez La Rabbia il y a deux ans…) ? Pour ces raisons-là oui, mais pas seulement.
La vraie raison, selon nous, de le (re)découvrir, c’est que Mario Bava est un pionnier du cinéma de genre, et a le don de nous prendre subtilement par la main pour nous embarquer dans ses histoires, comme peu savent le faire. À l’heure où les salles obscures ne cessent de nous gaver de films aux effets spéciaux de plus en plus outranciers et aux budgets de plus en plus démentiels, regarder un film de Mario Bava, c’est revenir à l’essentiel de ce que nous croyons être le septième art : non pas un vomi de prouesses numériques, d’explosions ou de bruits, parmi une cruelle absence de fond, mais un métier qui demande de la sensibilité, un sens de l’illusion, un art du récit, un art donc, mais aussi, et surtout, un artisanat. Sans Mario Bava, bon nombre de films, bon nombre de trouvailles cinématographiques, de trucs !, n’auraient pas vu le jour, ou seraient apparus beaucoup plus tard. Que serait l’horreur aujourd’hui sans Le Masque du démon ? Que serait le giallo sans Six femmes pour l’assassin, qui a à lui tout seul inventé le genre en en définissant les codes ? Que serait devenue la science-fiction sans La Planète des Vampires que Ridley Scott a d’ailleurs, n’ayons pas peur des mots, pompé allègrement pour réaliser Alien (monumental cependant !)
Une autre raison est que Mario Bava est aussi le réalisateur d’une époque dans laquelle il s’inscrit parfaitement, et qu’il marque de son empreinte. Au moment où le cinéma subit une métamorphose pendant les années 60, Mario Bava est de ceux qui font admirablement la jonction. À la fois en restant attaché aux recettes du cinéma « classique », à la fois en innovant. Tant sur le plan du style que dans la manière de construire un récit, son apport est fondamental. Sans lui, Dario Argento ne serait peut-être pas là. Enfin, et surtout, en découvrant la filmographie de Mario Bava, on se replonge dans une période où tout restait encore à inventer. Il échafauda ainsi des films sublimes avec les moyens du bord, à l’aide de trois fois rien, de bric et de broc. C’est bien le lot du cinéma de genre : avoir des idées folles, mais peu d’argent pour les concrétiser. Bava avouait lui-même que Danger : Diabolik ! avait été réalisé à l’aide de « deux bouts de ficelles. »
Gavés que nous sommes aujourd’hui par le flot des blockbusters, l’étalage outrancier de super héros auxquels on ne croit plus, bref au culte du tape-à-l’œil, nous en oublions que le septième art est d’abord un artisanat, disions-nous, dans lequel se côtoient des métiers divers. Ayant d’ailleurs commencé sa carrière comme chef opérateur, Mario Bava, par son flair et son sens de l’ingéniosité, parvint à créer, tel un prestidigitateur, des films incroyablement beaux, remplis de trouvailles visuelles, avec dix fois moins de moyens que n’en aurait réclamés n’importe lequel de ses confrères réalisateurs de la même époque. À plusieurs reprises, les États-Unis lui tendirent la main en lui proposant de venir travailler chez eux. Et Mario Bava admettait volontiers que s’il avait répondu à ces invitations, il serait sûrement devenu très riche. Mais il resta attaché à son Italie natale, qu’il ne se résolut pas à quitter. « Je déteste l’Amérique, je suis casanier », avouait-il. De toute manière, il aimait à se moquer des Américains et de leurs superproductions. Il raconta un jour qu’il avait demandé à un homme, durant un tournage, de remuer à la main les branches d’un arbre pour la scène d’un film, avant d’ajouter : « Si tu demandes un truc pareil à un Américain, il refusera d’emblée et te réclamera une machine. »
Mario Bava est tombé dans le cinéma quand il était tout petit. Son père, Eugenio, était dans le métier en tant que décorateur ou directeur de la photographie. Lorsqu’il en parlait, son fils le qualifiait de « Géo Trouvetou. » Il ajoutait que, enfant, il avait grandi dans une maison envahie par les « bidules » de son père : bricolages divers, maquettes, bobines, produits chimiques, pantins… Pas un tiroir ne cachait de gadget incroyable. Avec l’aide de Mario, Eugenio imbibait ainsi ses pellicules de cyanure au dessus de l’évier pour créer des effets de fondu, « en prenant garde à ce que les gouttes ne finissent pas dans la salade. »
Porté ainsi par cet univers, Mario Bava développa naturellement un génie de l’illusion. « Le cinéma, c’est rien que des trucages », disait-il. Il était un artisan donc, et ne se considérait pas autrement : « Je fais du cinéma comme on fabrique une chaise. » Mais après cette phrase, il ajouta toutefois : « En fait, j’ai fait du cinéma par défi… Pour en remontrer aux Américains. » Plein d’humilité, il avoua pourtant, vers la fin de sa vie, regretter de n’être pas resté chef opérateur comme il l’était au début de sa carrière. C’était surement là que sa créativité s’exprimait le plus librement, tandis qu’il abusait du luxe de choisir les producteurs avec qui il allait travailler. Il expliquait donc qu’il n’avait jamais cherché à endosser le rôle de réalisateur, mais qu’il l’était un peu devenu par la force des choses (bien que non crédité au générique, il termina à plusieurs reprises les films d’autres cinéastes, soit que ces derniers désertaient le plateau, soit qu’ils étaient feignants ou moins compétents que lui.) En tant que chef opérateur, il se sentait, disait-il, « comme un coq en pâte », et gagnait beaucoup d’argent. En tant que réalisateur, il dut batailler en permanence avec les budgets dérisoires de petits producteurs, s’accommoder souvent de scripts ridicules qu’il modifiait ensuite selon son humeur, ou répondre à des commandes en expédiant parfois des films auxquels il ne croyait pas.
Citons l’exemple de L’Ile de l’épouvante. On raconte que Mario Bava reçut la proposition de faire ce film un samedi, lut le scénario le dimanche, et commença à tourner le lundi. Bien que cet opus soit mineur dans sa carrière, bien qu’il le bâcla d’une certaine manière, et bien qu’il le considérait lui-même comme ce qu’il avait fait de pire, il possède néanmoins un charme particulier, énigmatique même, dû à ses maladresses touchantes et à son irrésistible empreinte pop. Bref, dans ses films, Mario Bava parvenait toujours à créer de splendides décors et d’habiles effets spéciaux avec trois fois rien. À propos de La Planète des vampires, il racontait : « Je voudrais que les gens, la critique, se rendent compte des conditions dans lesquelles je suis obligé de tourner mes films. » Pensez un peu : tourné à Rome aux studios Cinecitta, celui-ci fut réalisé avec seulement deux rochers de plastique qui trainaient dans un coin. Au gré du tournage, Mario Bava les déplaçait d’un endroit à un autre. Puis, en l’inondant de fumigène, il cachait la petitesse et la laideur du plateau. Son fils, Lamberto Bava, narre cependant une anecdote. Le directeur de production dit un jour à son père : « Mario, je vais devoir fermer les portes, sinon le défilé va continuer. » C’est que les membres de l’équipe de Vittorio De Sica, qui faisait alors un film sur le plateau d’à côté, ne cessaient de s’incruster sur celui de Mario Bava pour observer comment il travaillait, et comment il bidouillait ses effets spéciaux en partant de rien. À ce sujet, une pépite traîne sur internet, sur le site de l’Ina, à savoir une archive du nom de L’ospite delle due. Il s’agit d’une émission télévisée datant de 1975 durant laquelle Mario Bava parle justement de son art de fabriquer des effets spéciaux, que ce soit dans le vieillissement d’un visage, ou dans l’utilisation d’une maquette pour créer un décor antique.
Mais on adore aussi les films de Mario Bava pour ses ambiances folles, démesurées, glaçantes : Christopher Lee flagellant Daliah Lavi sur la plage dans Le Corps et le Fouet, le son effrayant de la goutte d’eau dans la troisième partie des Trois Visages de la peur, les apparitions de la femme de ce taré de John Harrington dans Une hache pour la lune de miel (peut-être un des titres de film les plus sinistres qui soit), ou encore le jeune Marco, en plein complexe d’Œdipe, qui caresse sa mère endormie dans Shock, Les Démons de la nuit (une œuvre étrangement sous-estimée et très dérangeante.)
Notons que c’est dans la représentation des univers gothiques que Mario Bava s’exprime le mieux : Le Masque du démon (son premier tour de force en tant que réalisateur), Le Corps et le Fouet, Opération peur, Baron vampire… sont particulièrement emblématique du gothique à l’italienne. Là encore, c’est le sort qui orienta Mario Bava vers ce genre de productions. Il raconta en 1976 : « moi qui suis quelqu’un de timide et de craintif, qui ne ferais pas de mal à une mouche, au nom du respect que j’ai pour toute forme de vie, j’ai été plongé dans une mer de sang, grouillante de vampires et de cadavres flottants. »
Cependant, Mario Bava n’a pas fait que de l’épouvante. Peut-être même ne considérait-il pas qu’un genre fût supérieur à un autre. C’est pourquoi, pour comprendre son œuvre, celle-ci doit être abordée dans son intégralité : par le film mythologique et le péplum (Hercule contre les vampires, La Ruée des Vikings, Duel au couteau…), la comédie pop (L’Espion qui venait du surgelé…), le fumetti (Danger : Diabolik !), le western (Arizona Bill, Roy Colt e Winchester Jack…), bien qu’il ne se sentait apparemment pas tout à fait à l’aise dans ce genre. Réalisateur de studio, Mario Bava n’affectionnait peut-être pas les grands espaces. En studio, il parvenait à jouer à son gré avec les couleurs et la lumière, ce que ne permettaient pas encore les tournages en extérieur. Tous les films de Mario Bava ne se valent donc pas, évidemment. Tous les artistes ont leurs faiblesses, leurs moments de creux, auxquels s’ajoute parfois la malchance de devoir exécuter des œuvres qui ne leur offre pas d’exprimer pleinement leur créativité. Mais c’est aussi pour ces raisons-là qu’on s’attache à eux !
Si nous précisons que Mario Bava était un réalisateur de studio, c’est parce que nous ne pouvons pas passer outre l’évocation de la photographie de ses films. Car c’est là, et bien là ! que se situe son véritable talent : dans son sens de la lumière, du noir et blanc, des teintes et des nuances. Regardez le générique de Six femmes pour l’assassin et vous comprendrez. Regardez les jeux de couleurs d’Opération peur lorsque le médecin se perd dans la villa Graps, notamment quand il emprunte l’escalier en colimaçon. Une telle maitrise, un tel sens de la photographie sont époustouflants. À vrai dire, certains des films de Mario Bava sont si beaux plastiquement que vous pouvez ne plus du tout suivre l’histoire, car vous ne vous délectez plus que des images. C’est ce que nous ressentons personnellement, chaque fois que nous visionnons Le Corps et le Fouet.
Mais Mario Bava n’est pas seulement un esthète. C’est aussi un artiste doublé d’un intellectuel qui, derrière sa modestie, tâche de faire passer un message. Comme l’a souligné Jean-Baptiste Thoret, le film dans lequel Mario Bava exprime le plus son point de vue sur le monde est certainement La Baie sanglante. Sortie un an avant Vendredi 13, La Baie sanglante est résolument plus violente pour son époque, plus trash ! On retrouve d’ailleurs dans Vendredi 13 un plan de La Baie sanglante repris presque à l’identique, à savoir le couple embroché sur le lit pendant qu’ils font l’amour. Il préfigure ainsi le slasher, à peine naissant. Notons entre parenthèses que la traduction française du titre de ce film est nulle et pompeuse. C’est pourquoi nous lui préférons l’un de ses deux titres italiens : Reazione a catena (Réaction en chaîne) ou Ecologia del delitto (Écologie du crime). Nombreux furent les films de genre à cette époque dont on traduisait les noms en leur collant des titres racoleurs, parfois totalement éloignés de l’esprit de l’original. Exemple avec L’Ile de l’épouvante, qui en italien s’appelle 5 bambole per la luna d’agosto, Cinq filles pour la lune d’août… Autre exemple avec La Planète des vampires, qui ne comporte aucun vampire, et qui en italien s’appelle plus sobrement Terrore nello spazio, Terreur dans l’espace… Ou encore Hercule contre les vampires au lieu d’Ercole al centro della terra, Hercule dans le centre de la Terre… Bref, le nom d’Ecologia del delitto est plus intéressant. Car nous sommes bien là devant un film écologique : tout le monde souhaite acquérir la baie, et lorsque tout le monde s’est entretué, il ne reste plus qu’elle : la baie. Après avoir vu ce film, ces deux titres (Reazione a catena et Ecologia del delitto) prennent tout leur sens. Il est ici question de fatalité. Si nous ne devions garder qu’un seul plan, ce serait celui de l’ouverture, dans lequel une mouche imbécile tournoie et tournoie encore, avant de se noyer dans une mare. Son trépas a l’allure d’une punition idiote, gratuite, anodine… Et c’est précisément ce qui se passera pour l’ensemble des personnages du film : leur mort sera sauvage, idiote également, tandis que leur vie ne nous apparaitra plus que comme un acte grotesque et sans valeur ; aussi peuvent-ils bien disparaître ! Lorsqu’on demandait à Mario Bava d’expliquer La Baie sanglante, il répondait simplement : « Treize personnages, treize meurtres. » Il s’agit donc d’une farce macabre et jubilatoire, mais pourvue de beaucoup plus de sens qu’elle n’en a l’air.
La Baie sanglante illustre notamment la faible inclination de Mario Bava pour les comédiens, qu’il se plait ici à éliminer un à un. Un an avant, il avait fait de même dans L’Ile de l’épouvante, que nous pouvons voir comme une sorte de brouillon de La Baie sanglante. Si Mario Bava n’avait que peu d’intérêt pour eux, c’est parce que les acteurs absolus, selon lui, étaient les mannequins, les poupées. Il considérait qu’à l’écran, un comédien valait autant qu’un mannequin. Voilà pourquoi on en trouve aussi souvent dans ses œuvres. En véritable marionnettiste, Mario Bava filmait parfois ses acteurs comme s’ils n’étaient que de vulgaires pantins. Cela est flagrant dans Lisa et le Diable, farce effrayante, où les personnages finissent tous les uns après les autres par devenir les automates qu’anime le flippant Telly Savalas (oui, le futur Kojak !), en sublime incarnation du Démon. Le personnage de Lisa est d’ailleurs abusé par Maximilien, le fils dément, tandis qu’elle repose comme une poupée de chiffon à côté du lit d’une morte. C’est que, selon Mario Bava (du moins est-ce là ce que nous pressentons en regardant ses films) l’homme n’est qu’un résidu de la fatalité. Ses actes ne sont rien d’autre que de vulgaires gesticulations, qui l’entraineront de toute façon vers la mort : c’est bien le sens de la mouche dont nous avons déjà parlé, au début de La Baie sanglante, qui volète au milieu des arbres avant de tomber lamentablement dans sa mare. Dans ses films, les êtres humains sont donc souvent « baladés » : ils se perdent et tournent en rond… Pensons au goût de Mario Bava pour le zoom-dézoome, technique dont il abuse allègrement, et qui est en quelque sorte l’une de ses nombreuses signatures. Pensons aussi à l’utilisation des balançoires, comme avec le fils de Daria Nicolodi dans Shock par exemple. Ici, l’objet sera même l’instrument qui manquera de provoquer la mort du beau-père. Ou bien pensons à Isabelle dans L’Ile de l’épouvante. Un personnage a disparu. Pendant que le groupe arpente les terres à la recherche de ce dernier, Isabelle, de son côté, observe tout ce petit monde qui l’entoure et qui s’active pour rien, tandis qu’elle se balance à un arbre comme une enfant. Ce plan est très révélateur du message en filigrane de La baie sanglante, réalisé un an après : peu importe la mort de l’un ou l’autre protagoniste puisque, de toute manière, tout le monde mourra… En cela, le cinéma de Mario Bava est particulièrement pessimiste. Mais rempli aussi d’humour noir.