Qu’avez-vous découvert en premier, le scénario ou le livre ?
J’ai lu d’abord le scénario, puis le livre. Et j’ai bien évidemment aimé l’histoire et la manière dont elle s’achève. Le personnage principal vit quelque chose d’extraordinaire. Au cours du parcours qu’il accomplit, il est question pour lui d’accepter sa propre responsabilité, de la manière dont il gère sa culpabilité et en fin de compte, dont il surmonte sa violence. Ce qui m’intéressait, c’était de comprendre à quoi ressemble une vie comme la sienne, de comprendre ses choix – des choix qu’il fait parce qu’il pense qu’ils sont les meilleurs pour lui, mais pas forcément pour les autres. Je m’intéressais aussi à l’histoire d’un homme qui endure une pareille souffrance. Je trouvais tous ces thèmes passionnants.
L’exploration de la maladie mentale a-t-elle été l’un des thèmes qui vous ont le plus intéressé ?
Pas nécessairement, non. Ce qui m’a attiré, c’est la question de la perception ; comment une personne malade – réellement malade – peut avoir une perception de la réalité différente de la nôtre. Peut-être cet homme a-t-il eu des problèmes de drogue ou d’alcool, et qu’il percevait la vie d’une certaine manière, puis qu’il a réalisé après un sevrage que les choses n’étaient pas du tout telles qu’il le pensait.
Le film est très impressionnant visuellement. Comment avez-vous abordé les scènes complexes où le personnage de Leonardo DiCaprio fait des cauchemars et revit son passé ?
La manière d’approcher ces scènes, visuellement parlant, a été un problème intéressant. Elles étaient difficiles aussi pour les acteurs, chacune d’elles était un défi, et un défi risqué. C’était un gigantesque puzzle, mais je suis très satisfait de la manière dont nous nous en sommes tirés.
De quelles influences vous êtes-vous nourri pour faire ce film ?
De certains films, pour commencer. Nous aimions l’atmosphère et la tonalité des films que produisait Val Lewton au début des années quarante. J’ai montré à l’équipe VAUDOU et LA FELINE, qui ont des titres atroces en anglais (I WALKED WITH A ZOMBIE et CAT PEOPLE) mais sont de vraies œuvres poétiques. Ces deux films étaient produits par Lewton et réalisés par Jacques Tourneur. Il y a aussi un autre film produit par Lewton, L’ÎLE DES MORTS, réalisé par Mark Robson, très intéressant également. Et puis nous avons regardé les films de Roman Polanski, CUL-DE-SAC, REPULSION et le modèle du genre, ROSEMARY’S BABY. Même si vous connaissez la fin, vous pouvez le voir et le revoir parce que le comportement des personnages est fascinant. Les acteurs sont extraordinaires et le film est brillamment tourné et éclairé – c’est un film qui se révèle peu à peu au travers du comportement de ses personnages. C’était donc une de nos grandes références. J’ai montré aussi à Leo et Mark deux autres films, LAURA et LA GRIFFE DU PASSE. Je les ai également montrés à Sir Ben Kingsley, qui ne les avait pas vus. À la fin de LA GRIFFE DU PASSE, Leo a applaudi, et il m’a dit que c’était « le film le plus cool qu’il ait jamais vu ».
La nature de votre collaboration avec Leonardo DiCaprio évolue-t-elle au fil des ans ?
Je ne pense pas que notre collaboration change fondamentalement avec le temps, mais elle s’intensifie. Ce film a été très difficile pour Leo parce qu’il y avait énormément de choses à dévoiler, et plus on en révèle, plus il faut explorer loin. Nous avons essayé des choses auxquelles nous n’avions jamais pensé jusqu’ici, et c’était vraiment très complexe. Leo était extrêmement impliqué ; pour lui, c’était comme s’il avait vécu dans ce monde pendant très, très longtemps.
Ce n’était pas un endroit très confortable ?
Non, pas du tout. Le dernier soir, je me souviens que nous nous sommes regardés, simplement, et que je lui ai dit : « Merci ». On s’est donné une longue accolade, et c’était fini. Nous nous sommes séparés et chacun est allé de son côté. J’ai remercié l’équipe, et je suis rentré chez moi. Et je n’ai revu personne après pendant deux mois. Leo est parti, et quand il est revenu, nous avons visionné certaines scènes et il regardait l’écran en disant : « Oh, cette scène – quelle journée horrible ! » ou bien « Je me souviens qu’on en a bavé sur celle-là, c’était l’enfer ! ». Puis une nouvelle scène apparaissait, et il s’exclamait : « Celle-là, c’était encore pire ! » (rires). À chaque scène, il se souvenait combien il avait souffert. Il se rappelait tout cela, le vomi, la course dans la forêt, tout. Cela a vraiment été un dur travail. Nous ne nous y attendions pas, nous étions comme deux novices pénétrant dans ce monde oppressant, claustrophobique. Mais il n’a pas eu peur d’y aller, il a pris les choses à bras-le-corps.
Cette difficulté accompagnant la création, est-ce quelque chose que l’on retrouve dans tous vos films ?
Oui. Les autres réalisateurs en bavent eux aussi, mais ils ne le disent pas ! Moi, j’aime bien me plaindre, ça fait partie du plaisir de la chose. C’est un peu comme ce sketch des Monty Python, « Nous vivions dans un couloir », « Nous rêvions de vivre dans un couloir ! ». Mais le fait que ce soit justement si dur a du bon, parce que tout le monde se serre les coudes. La difficulté était d’une autre nature sur LES INFILTRÉS – nous avons connu des problèmes sur plusieurs lieux de tournage, nous avions des acteurs qui partaient tout le temps pour tourner d’autres films, c’était de la folie. Sur SHUTTER ISLAND, je me suis retrouvé à faire de l’escalade à 7 h 15 du matin pour essayer de trouver le bon emplacement pour un plan. Et je me demandais ce que diable je fichais là. Par moment, ça vous met en colère, mais vous finissez par vous dire que vous ne pouvez pas être davantage en rogne. Vous n’avez plus qu’à continuer, à simplement faire ce que vous avez à faire. Ce film a été vraiment très intéressant et très intense à faire, et pour moi, physiquement aussi, ça a été dur. Ça a été dur pour tout le monde ! (rires). Mais je crois que se plaindre fait partie du jeu, ça participe à l’humour de la chose ! (rires). Cela entre dans la légende du film, dans l’histoire de sa création, ça devient des souvenirs de guerre ! Pour certaines scènes, il y avait beaucoup de vent, une pluie torrentielle, il pleuvait des débris partout, les gens en prenaient plein la figure, mais je n’étais pas si mal loti parce que je me trouvais dans une petite camionnette, je n’ai pas été heurté. Ils ont demandé une autre prise, mais la pluie était si dense qu’on n’arrivait même pas à se voir les uns les autres ! Il faut savoir accepter la nature des choses, c’est comme ça. Mais ce qui a été remarquable au cours des quatre ou cinq dernières semaines, ce sont toutes les décisions que nous avons dû prendre parce que nous avions la météo contre nous. Il fallait constamment réfléchir à d’autres scènes à tourner, rebondir de l’une à l’autre. Les acteurs devaient être prêts à tout, et ils l’ont été. C’était fantastique.
Pouvez-vous nous parler du style visuel du film, et en particulier de certaines scènes parmi les plus spectaculaires, dont celle avec Leonardo DiCaprio et Michelle Williams où de la cendre tombe en pluie tout autour d’eux. Une scène incroyable à regarder ! Comment avez-vous fait ?
La cendre dans la pièce, c’était dans le scénario, cela vient du livre. La cendre était de la vraie cendre. Nous avons fait quantité de tests avec différentes sortes de cendre, mais la vraie était la meilleure. Il y a eu quelques effets numériques pour améliorer l’image, mais très peu.
Et la scène avec Leonardo et les rats ?
Là encore, les rats étaient dans le scénario. Nous en avons rajouté un peu par la suite, mais il y en avait une centaine sur le plateau. Leonardo n’aimait pas ces animaux – cela a été pour lui une des journées les plus éprouvantes. Ou peut-être devrais-je dire une des semaines ? (rires) Surtout quand il a mis sa main et que l’un des rats l’a touché ; il a un mouvement de recul que l’on voit à l’image. Tout cela est vrai ! Nos cent rats étaient formidables, ils étaient remarquablement dressés et gérés, et nous avons fait très attention à n’en blesser aucun.
Vous connaissez un énorme succès. Vous imaginez-vous un jour chez vous, dans vos pantoufles, en retraite ?
Je suis toujours en pantoufles, je ne m’habille jamais ! (rires). Je suis en pyjama et en pantoufles… Non, je plaisante, vous savez bien que je n’ai qu’une envie, travailler. Mais j’y réfléchissais l’autre jour : ma carrière a connu par trois fois des creux que j’ai cru être la fin, et trois fois elle a redémarré. Peut-être que c’est la quatrième. Non pas que j’y pense de cette manière, mais avec LES INFILTRÉS nous avons essayé de faire un grand film de gangsters ; je ne pensais pas que ce serait une grande réussite sur le plan financier et qu’il serait accueilli comme il l’a été. C’était une sacrément bonne histoire et j’adorais les personnages. C’est la même chose avec SHUTTER ISLAND – c’était un vrai challenge mais j’ai aimé l’histoire et les protagonistes et j’espère que le film fera une belle carrière. J’ai très envie de faire d’autres films. C’est pour ça que j’ai fait le pilote de « Boardwalk Empire « pour HBO, que j’ai tourné en trente jours. Cela faisait trente ans que je n’avais pas tourné en trente jours…
Vous avez apprécié ?
Beaucoup. Cela vous redonne de l’énergie et vous fait prendre conscience que vous êtes aussi capable de travailler comme cela. Si le pire arrivait et que j’avais un projet auquel je tenais beaucoup, mais pas d’argent pour le faire, et si tout le monde était prêt à me suivre, si nous avions tous le même état d’esprit, alors ce serait possible. Cela ne veut pas dire que je ne serais pas épuisé, que je ne m’endormirais pas sur place, mais je pourrais le faire.
Est-ce que la biographie de Sinatra est encore d’actualité ?
Elle l’est. Nous avons une première version d’un scénario, et j’espère pouvoir entamer le projet bientôt. Je fais aussi des documentaires sur George Harrison et Fran Lebowitz.